Champagne - Jacques Higelin (374)

La nuit promet d’être belle
Car voici qu’au fond du ciel
Apparaît la lune rousse
Saisi d’une sainte frousse
Tout le commun des mortels
Croit voir le diable à ses trousses
Valets volages et vulgaires
Ouvrez mon sarcophage
Et vous pages pervers
Courez au cimetière
Prévenez de ma part
Mes amis nécrophages
Que ce soir nous sommes attendus
Dans les marécages

Voici mon message
Cauchemars fantômes et squelettes
Laissez flotter vos idées noires
Près de la mare aux oubliettes
Tenue du suaire obligatoire

Lutins lucioles feux-follets
Elfes faunes et farfadets
S’effraient d’mes grands carnassiers
Une muse un peu dodue
Me dit d’un air entendu
Vous auriez pu vous raser
Comme je lui fais remarquer
Deux, trois pendus attablés
Qui sont venus sans cravate
Ha ha J'vous fais r'marquer
Elle me lance un œil hagard
Et vomit sans crier gare
Quelques vipères écarlates

Vampires éblouis
Par de lubriques vestales
Égéries insatiables
Chevauchant des Walkyries
Infernales appétits de frénésies bacchanales
Qui charment nos âmes envahies
Par la mélancolie
Envoie
Satyres joufflus boucs émissaires
Gargouilles émues fières gorgones
Laissez ma couronne aux sorcières
Et mes chimères à la licorne

Soudain les arbres frissonnent
Car Lucifer en personne
Fait une courte apparition
L’air tellement accablé
Qu’on lui donnerait volontiers
Le bon Dieu sans confession

S’il ne laissait malicieux
Courir le bout de sa queue
Devant ses yeux maléfiques
Et ne se dressait d’un bond
Dans un concert de jurons
Disant d’un ton pathétique

Que les damnés obscènes
Cyniques et corrompus

Fassent griefs de leur peine
À ceux qu’ils ont élus
Car devant tant de problèmes
Et de malentendus
Les dieux et les diables en sont venus
À douter d’eux-mêmes
De dédain suprême

Mais déjà le ciel blanchit
Esprits je vous remercie
De m’avoir si bien reçu
Cocher lugubre et bossu
Déposez-moi au manoir
Et lâchez ce crucifix
Décrochez-moi ces gousses d’ail
Qui déshonorent mon portail
Et me cherchez sans retard
L’ami qui soigne et guérit
La folie qui m’accompagne
Et jamais ne m’a trahi
Champagne !